jeudi 21 juin 2007

Donner un visage aux mots " détermination " et " courage"




Dora Akunyili, la femme médecine


Elle a beau entrer dans son bureau en courant, Dora Akunyili ne parvient pas à surprendre le visiteur qui l'attend là depuis deux heures. Elle a été précédée par une suite d'alarmes sonores : crissement des pneus de son convoi blindé pénétrant dans la cour, claquement de ses talons dans l'escalier, hurlement du détecteur de métaux lorsque ses gardes armés passent sous le portique de contrôle.
La voilà qui se jette dans un fauteuil, plus vraie que nature : essoufflée, menacée, déterminée. Dora Akunyili est responsable à Abuja de l'Agence nationale de contrôle de la nourriture et des médicaments au Nigeria (Nafdac). Elle est responsable de la lutte contre les faux médicaments, au péril de sa vie.
Elle dit quelques mots de bienvenue, puis fond en larmes. "Les faux médicaments, c'est un massacre d'innocents, un crime contre l'humanité. On peut se protéger contre le sida, on ne peut rien faire contre un médicament mortel." Lorsqu'elle a pris ses fonctions en 2001, 62 % des médicaments sur le marché n'étaient pas conformes, importés de Chine et d'Inde ou fabriqués par des usines clandestines, en particulier dans la ville d'Onitsha, au sud du pays, dont c'est une spécialité.
Certains comprennent des substances dangereuses, d'autres sont une dilution de la substance d'origine afin de ne pas être détectés au goût. Mais leurs conséquences ne sont pas moins tragiques. "Quand j'étais enfant et que j'avais une crise de paludisme, on me donnait de la chloroquine, poursuit Dora Akunyili. Je transpirais beaucoup, et puis cela passait. Au début des années 1990, la maladie a développé des résistances, en particulier à cause de fausses capsules de chloroquine. Alors, les enfants meurent."

Les yeux embués de Dora Akunyili trahissent soit une grande maîtrise du spectacle, soit une incroyable sincérité. Les diplômes et les médailles qui emplissent chaque centimètre disponible sur les murs de son bureau plaident pour la première explication : 435 prix et décorations répertoriés dans son curriculum dithyrambique de 24 pages. Pourtant, elle a aussi des raisons d'être sincère. En 1988, sa soeur Vivian, diabétique, est morte d'avoir pris de la fausse insuline.
Née dans une famille chrétienne aisée de l'Etat d'Anambra, au sud du pays, elle est première de la classe et entreprend des études de pharmacie, couronnées par un doctorat à Lagos et une spécialisation à Londres. En 1995, nommée secrétaire d'un fonds pétrolier pour l'aide aux démunis, elle souffre de l'estomac. Elle est envoyée à Londres pour une opération, avec en poche 25 000 euros offerts par son employeur. Le chirurgien anglais estime l'opération superflue, mais lui propose un faux rapport pour se partager le magot. Elle refuse et restitue l'essentiel de la somme à son patron, stupéfait par tant d'honnêteté au pays le plus corrompu du monde. Cet exploit parviendra aux oreilles du futur président Olusegun Obasanjo, qui l'appelle en 2001 à la tête de la Nafdac.
Contrairement à ses prédécesseurs, elle prend sa mission au pied de la lettre et déclare la guerre aux "marchands de mort". Elle limite les importations à deux ports et deux aéroports, engage en Chine et en Inde des inspecteurs qui placent 31 fabricants sur liste noire et lance plus de 800 actions commandos contre les marchés et les producteurs locaux. La réaction des barons des faux médicaments ne tarde pas. "Ils m'ont d'abord proposé 1 million de dollars pour que je me calme", dit-elle.
Comme elle refuse, ils la menacent. Tout au long de son combat, elle doit aussi se débarrasser de collaborateurs corrompus, 300 en six ans (sur 3 000 employés), dont le propre frère de son mari, qui lui en veut encore. Son fils est victime d'une tentative d'enlèvement à l'école, puis viennent les tueurs à gages. En août 2001, 6 hommes armés l'attendent à son domicile : elle a changé de programme à la dernière minute. Un an plus tard, les laboratoires de la Nafdac partent en flammes. Elle devait être à l'intérieur si son agenda n'avait été modifié. Le 26 décembre 2003, alors que son convoi approchait de son domicile, une balle traverse sa coiffe, lui brûle le cuir chevelu et tue un chauffeur de bus.
Elle connaît le commanditaire principal des attentats. Marcel Nnakwe est le plus gros producteur nigérian de médicaments contrefaits, un homme à la fortune colossale qui bénéficie de mille protections au sein de l'appareil judiciaire et des forces de l'ordre. Arrêté à plusieurs reprises, il recouvre à chaque fois la liberté. Il est actuellement accusé de tentative de meurtre pour l'attentat de Noël 2003 et a vu défiler 19 témoins à charge. Le juge, à l'issue de 58 audiences, vient de se déclarer incompétent.
Le bras de fer, pourtant, tourne lentement en défaveur des "marchands de mort". De 62 %, la part des faux sur le marché nigérian est passée à 20 %. Le raid sur Onitsha a enfin eu lieu, début mars : 700 policiers ont saisi 80 camions de produits contrefaits. Quant aux fabricants indiens et pakistanais, ils sont presque sous contrôle. "En Chine, c'est plus difficile, soupire Dora Akunyili. Les copies sont plus habiles et surtout, les autorités ne veulent freiner aucune exportation, même de faux médicaments." Le scandale révélé en mai par le New York Times a pourtant obligé les autorités sanitaires chinoises à sévir. Un faux sirop chinois pour la toux a fait 100 morts au Panama et la même substance mortelle a été retrouvée dans des tubes de pâte dentifrice chinois au Panama et aux Etats-Unis, où les consommateurs sont déjà remontés par des croquettes chinoises pour chiens et chats qui ont causé la mort de 3 600 animaux entre le début mars et la mi-avril.
Du coup, Dora Akunyili commence à parler de "mission accomplie". Si elle n'a pas démissionné le 29 mai à la fin du mandat du président Obasanjo, c'est parce qu'elle attend la chute de Marcel Nnakwe. "Mon travail me fait subir une pression intense, ce n'est pas bon pour la santé de le garder trop longtemps." Et ses enfants lui manquent : ils sont aux Etats-Unis pour raisons de sécurité.
"Le plus dur, c'est de ne pas pouvoir retourner dans ma région natale, parce que c'est aussi celle de Marcel Nnakwe. Ma voiture blindée ne résisterait pas longtemps là-bas." Cette BMW est à la fois sa fierté et une source de colère. Elle lui a été offerte pour ses 50 ans par les producteurs de (vrais) médicaments qui, grâce à elle, font enfin de bonnes affaires, y compris à l'exportation. Mais le don est resté anonyme. "Ils ont eu peur que leurs usines se mettent à flamber, ils n'ont pas signé la carte de voeux."
Serge Michel ( le monde )

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