mercredi 17 janvier 2007

Fable inédite de Tahar Ben Jelloun




Le dernier immigré:

Le dernier immigré arabe – en réalité un Berbère – vient de quitter le sol français ce matin. Le premier ministre ainsi que le ministre de l’intérieur se sont déplacés pour assister à ce départ et exprimer à M. Mohamed Lemmigri la reconnaissance de la France. Mohamed n’était ni ému ni en colère. Il était simplement content de rentrer pour toujours dans son pays natal. Il reçut comme cadeau un chameau en peluche et un petit drapeau bleu, blanc, rouge d’un côté, de l’autre rouge avec au milieu une étoile verte. Il l’agitait sans conviction face aux caméras des télévisions et aux photographes qui insistaient pour obtenir de lui un grand sourire. Il éclata de rire et mit le double drapeau dans une poche de son vieux manteau.
La France respire. Elle n’a plus à résoudre des problèmes pour lesquels elle n’était pas préparée. Elle tourne une lourde page de son histoire coloniale. A présent, comme dans un geste magique, un siècle de présence arabe en France vient d’être effacé. La parenthèse est fermée. Le pays ne sera plus dérangé par les odeurs de cuisine trop épicée, il ne sera plus envahi par des hordes de gens aux coutumes étranges. Le racisme n’aura plus de raison de se manifester. Il reste bien des Africains, des Asiatiques et quelques familles des pays de l’Est, mais qui, apparemment, ne posent pas de gros problèmes. Les Africains se tiennent tranquilles de peur de subir le même sort que les Arabes ; ceux qui squattaient des immeubles abandonnés ont pour la plupart cramé avec leurs enfants durant leur sommeil. Quant aux Asiatiques, tout le monde loue leur discrétion.
L’extrême droite est la seule à regretter le départ de ces millions de Maghrébins. Tout en étant satisfaite de voir réalisé l’un de ses vœux les plus chers, elle se rend compte qu’un pan entier de son programme va lui manquer. Grâce à leur présence, elle avait pu se développer, progresser dans les sondages et les élections, et même arriver au second tour de la présidentielle de 2002. Sans immigrés nord-africains, elle se demande ce qu’elle pourrait faire et quel épouvantail exhiber aux Français pour se maintenir en tant que force politique. Le parti de la peur et de la haine s’est trouvé tout d’un coup démuni. C’est ce qui expliquerait son revirement et un humanisme soudain. Des militants ont organisé quelques rassemblements, à Marseille notamment, et ont écrit sur des banderoles : « Rendez-nous nos Arabes que nous aimons tant ! » ; « La France n’est plus ce qu’elle était ! Il lui manque le petit épicier arabe ! ». Sur une ancienne affiche on a barré « 3 millions de chômeurs = 3 millions d’immigrés de trop » et on a ajouté « Besoin d’Arabes » ! Une main anonyme a aussi inscrit « besoin de haine ! ».
Le nettoyage du pays a pris quelques mois, mais presque tout le monde en convient : les choses se sont passées dans des conditions presque normales. En fait, on n’a pas laissé le choix aux immigrés. C’était accepter de s’en aller ou se retrouver dans un centre de rétention perpétuelle, sorte de camp de concentration surnommé « Santiago du Chili ». Tout était prêt : les camions bâchés, les tentes grises, les fils barbelés, les matons et même les linceuls. Les départs ont été pour la plupart volontaires. Question d’orgueil et de fierté. Le nez ! L’honneur est au bout du nez !
Les protestations traditionnelles de la gauche et de l’extrême gauche, ainsi que de certains hommes d’Eglise, n’ont pas fait céder le gouvernement. Il est resté, comme a dit son premier ministre, « droit dans ses bottes » ! Le ministre de l’intérieur a déclaré : « La France a enfin réussi à tourner cette page écrite en algérien. » A un journaliste qui lui demandait quelle était cette langue, le ministre a répondu : « C’est la langue du sang versé sur une terre qui nous appartenait et que nous avons perdue ! Une terre où les bienfaits de la colonisation ont été remarquables. »
Même si ces départs ont créé des problèmes graves dans le pays, le gouvernement n’a laissé voir aucun signe d’inquiétude. Certes, des constructions sont restées inachevées, des usines ont dû fermer, des entreprises licencier une grande partie de leurs salariés, des boucheries et des épiceries ont disparu, certaines ont été transformées en salons de coiffure ou en boutiques de téléphonie, les poubelles ne sont plus ramassées qu’une fois par semaine ; privé du tiers de ses effectifs, l’aéroport de Roissy fonctionne au ralenti. Pénurie de médecins aussi et de personnels hospitaliers. Mais le pays va bien. On manque de beaucoup de choses mais la France a le sentiment d’être libre ou plutôt libérée. Tant pis pour les sacrifices que cela implique. Comme a dit un dirigeant de la droite musclée, parlant d’une voix nasillarde : « C’était le renvoi massif, sursaut de la France, ou l’islamisation de notre pays ! »
Les citoyens apprennent désormais à se remettre au travail comme au temps où il n’y avait pas d’immigrés du Maghreb. Tout va bien. Les Français ont retrouvé l’énergie nécessaire pour faire redémarrer leur économie, ils ont appris l’effort et la flexibilité, ont eu le courage d’abandonner les 35 heures, les partis politiques sont redevenus crédibles, les syndicats ont signé un contrat de paix sociale. Plus de grèves, plus de manifestations. Le paysage humain est redevenu blanc, confiant, magnifique. Les Parisiens sont maintenant particulièrement courtois et bienveillants. Ils ont retrouvé le sourire. Ils ne protestent plus contre la politique de la mairie qui empoisonne la vie des automobilistes. La France est rendue à elle-même comme au bon vieux temps où les Maghrébins n’osaient pas sortir de leurs cages à lapins. Tout va bien ou presque. Il y a bien une certaine tristesse dans l’air, mais on ne sait pas s’il faut l’attribuer au départ des immigrés ou à une météo capricieuse.
Cependant, depuis quelque temps, des faits étranges ont lieu. Des journalistes à la télévision et à la radio ont des blancs dans leurs phrases. Des trous. Des manques. On ne comprend pas ce qu’ils disent. Des mots ou des expressions entières manquent dans leurs discours. Ils s’excusent, puis continuent comme si c’était une toux ou un oubli involontaire. Cette perturbation touche tout le monde, les femmes comme les hommes.
Dans la presse écrite, on remplace ces mots manquants par des périphrases du genre :
« Ce fruit (1) qui marque le début de l’été et dont on fait de bonnes confitures n’est pas arrivé sur le marché. Je ne me souviens plus comment il s’appelle. »
Ou alors :
« La consommation d’... (2) nuit dangereusement à la santé. »
« Le... (3) mélangé avec du lait est mauvais pour le foie. »
« Cette épice (4) couleur rouge, fine et pleine de goût est introuvable en ce moment chez les épiciers de France. »
« Il est déconseillé aux enfants de boire trop de... (5) »
« Il paraît que manger un... (6) en fin de repas aide la digestion. »
« Les banques feront dorénavant payer la remise de... (7) »
« Johnny est malheureux, sa... (8) a été volée lors de son dernier concert. »
« Les professeurs n’enseignent plus l’... (9) Ni la... (10), les mots se sont envolés. »
« Attention, a dit le ministre de l’intérieur, ceux qui font, comment dire, enfin ceux qui font l’... (11) entre musulmans et terroristes sont passibles de poursuites. »
« La grande salle de spectacle... (12) où se produisent les chanteurs à succès a été fermée pour travaux. »
« Ceux qui sont nés sous... (13) auront le droit de porter le nom de leur mère. »
« France Culture a annulé une émission sur le fameux poème de Stéphane Mallarmé... (14) »
Plus d’une centaine de mots courants sont devenus des trous dans la langue française. Que s’est-il passé ? Comment, tout d’un coup, ces trous de mémoire se sont-ils généralisés ? C’est un phénomène très étrange. La presse a mis du temps avant de reconnaître que le français perdait des mots. On a fait appel à des linguistes qui n’ont donné aucune explication convaincante. Les hommes politiques ont minimisé ce fait jusqu’au jour où une bibliothécaire d’un petit village des environs de Rennes, Saint-Brice-en-Coglès, a vu tomber de ses rayons les dictionnaires, le Grand Robert, le Grand Larousse, le Dictionnaire Hachette. Ils chutaient les uns après les autres. Impossible de les maintenir en rayon. Une force les rejetait et les envoyait au sol.
La bibliothécaire les examina un par un et ne vit rien de particulier. En les remettant à leur place, elle vit ou crut voir une cohorte de syllabes s’en échapper et s’éparpiller par terre comme des bulles de savon. C’était une vision, une hallucination due à la fatigue.
Après un moment, elle ouvrit le Robert et constata que des pages étaient vides, des pages toutes blanches. Elle se dit que c’était un défaut d’imprimerie. Mais les deux autres dictionnaires avaient aussi des pages sans la moindre lettre. Par terre, il n’y avait plus trace des syllabes. Volatilisées. Perdues dans l’air. Parties ailleurs dans les valises des immigrés qui ont pris le large.
La France bégaie. La France parle par périphrase. Les mots arabes qui peuplaient sa langue ont à leur tour disparu, ils ont pris la fuite. Comment faire pour qu’ils reviennent ? Quel linguiste pourrait les remplacer pour que cette langue retrouve sa santé, son rythme et ses subtilités ? Peut-on se passer d’eux ? La réunion interministérielle sur le sujet dura longtemps et aucune solution satisfaisante ne fut trouvée.
Le recteur de la faculté de droit se demanda : « Mais à qui appartient un mot ? A celui qui l’a inventé ou à celui qui l’utilise ? Et puis, n’oublions pas que ces immigrés n’ont rien inventé, s’ils étaient des inventeurs, ils ne seraient pas venus quémander du travail chez nous ! »
« Normalement, lui a répondu le linguiste Alain Rey (15), l’excellent maître d’œuvre du Grand Robert, un mot n’appartient à personne en particulier ; un mot n’est vivant que s’il est utilisé ; des mots ont disparu ou sont tombés en désuétude parce que plus personne ne s’en servait ; mais le problème auquel nous sommes confrontés dépasse nos compétences, car il s’agit d’un problème politique et pas linguistique. Monsieur le recteur s’égare en insultant les immigrés. Il ne s’agit pas de remplacer les mots arabes manquants par d’autres mots, il s’agit de faire en sorte que la langue retrouve la paix de son existence et rejoigne les dictionnaires, les romans, les discours, les conversations quotidiennes, car les mots absents sont des mots quotidiens ; certes, certains d’entre eux sont des mots scientifiques ou militaires à usage limité, mais d’autres font partie de notre vie de tous les jours ; tiens, je prendrais bien un peu de liquide noir sans... tout en étant mal assis sur un... alors que j’aurais préféré être installé sur un... ou un simple…, ou à l’aise dans un... de couleur..., face à un bouquet de... et de... »
Il s’arrêta un instant, regarda l’assistance qui attendait une solution rapide, puis reprit en tapant des mains à chaque mot arabe :
« Je prendrais bien un peu de café sans sucre tout en étant mal assis sur un tabouret alors que j’aurais préféré être installé sur un divan ou un simple matelas, ou à l’aise dans un sofa de couleur cramoisie, face à un bouquet de lilas et de camélias... »
Le recteur pria Alain Rey de poursuivre : « Comment donner son aval à votre politique semblable à un bateau avec des avaries ? Avec vos discours, vous sortez les gros calibres, vous mélangez l’émeraude avec du benjoin, l’ambre avec n’importe quelle soude, vous faites n’importe quoi et appliquez aux jeunes délinquants des tarifs excessifs du simple fait de leur origine arabe. Pour vous, ils sont tous des vendeurs de drogue. Vous confondez le musc et la civette, le camaïeu et le camphre, et vous mettez de l’alcool dans votre limonade... parce que certains se prennent pour des vizirs, d’autres pour des sultans ou des amiraux, et même des califes à la place du calife alors qu’ils feraient bien de consulter un toubib et de cesser de prendre les étrangers pour des clebs... Si je devais donner une note à votre politique, ce sera un zéro pointé ! »
Quelqu’un demanda pourquoi Alain Rey retrouvait l’usage des mots absents. Sans le regarder, Alain dit : « C’est parce que je n’ai aucun préjugé, j’aime les langues et ceux qui les véhiculent ; l’origine des mots m’intéresse en tant qu’historien et linguiste, des centaines de mots arabes sont entrés dans notre langue sans visa ni contrôle à la frontière. Sans eux, la science irait mal : pas de maths sans l’arabe, sans chiffres, sans algèbre et sans algorithmes. Tout naturellement, ils se sont installés dans le français, l’ont enrichi et sont devenus tout simplement indispensables. On les a importés ou, plus précisément, empruntés parce que nous en avions besoin et jamais personne n’a pensé un jour les expulser ni qu’ils nous quitteraient au point de menacer l’équilibre psychologique de la France !
— Que faire alors ? dit le ministre de la culture, qui n’arrivait plus à réussir ses mots croisés.
— Que les immigrés expulsés reviennent ! dit un secrétaire d’Etat d’origine algérienne.
— Cela m’étonnerait beaucoup, fit remarquer Alain Rey. Ils ont leur fierté et leur orgueil.
— Mais la France ne supportera pas que sa langue soit ainsi amputée ! dit un autre ministre qui peinait sur une page de mots fléchés.
– Je ne pourrai plus jouer au Scrabble ! ajouta le ministre de l’éducation.
– La France ! Mais la France ne fait rien pour tous ces peuples qui parlent sa langue, l’écrivent et l’embellissent ! s’écria Alain Rey. La France ferait bien de profiter de cette crise pour réfléchir, avoir un peu plus d’imagination et de cohérence dans sa politique. Ce n’est pas en stigmatisant l’islam et les musulmans que ce pays fera honneur à sa devise et à ses valeurs. Messieurs les inquisiteurs, bonsoir ! »
Brouhaha de vagues protestations.
Alain Rey quitta la réunion et laissa ces hauts fonctionnaires dans le brouillard. Une semaine plus tard, le chef de l’Etat apparut au journal télévisé de 20 heures. Il avait l’air grave.
« Françaises, Français,
Mes chers compatriotes,
Assalâm Alikoum !
Oui, vous avez bien entendu ! Assalâm Alikoum, cela veut dire “bonsoir” en arabe ou, plus exactement, “la paix sur vous”.
Sayidâti, Sâdati !
Mesdames, Messieurs !
Je serai bref, lâ outawillo alikoum.
La France a commis davantage qu’une erreur, une injustice grave, dholmun kabir !
Après le 11 septembre 2001, certains ont dit : “Nous sommes tous des Américains !” Moi, je dis aujourd’hui : “Koulouna ‘arab !”
Nous sommes tous des Arabes ! “Koulouna mouhâjiroun”. Nous sommes tous des immigrés.
En agissant de la sorte, nous avons porté atteinte à leur dignité et nous avons perdu notre âme et notre dignité, je veux dire karâmatouna.
Je sais, je ne serai pas réélu. Qu’importe. Je ne me représente pas. Je rends hommage à la langue et à la culture arabes dans l’espoir que certains accepteront de revenir remettre la France sur pied.
Assalâm Alikoum ! Yahya França ! Yahya al Maghreb ! (16) »
(Copyright Tahar Ben Jelloun.)

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