Un esprit des Lumières
Issu d’une vieille noblesse dauphinoise, Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794), est un authentique homme des Lumières, "le dernier des philosophes" selon l’historien Jules Michelet. Tout d’abord mathématicien, il entre, à 26 ans, à l’illustre Académie des Sciences dont il devient le secrétaire perpétuel en 1776. Ami du philosophe d’Alembert, Condorcet rédige pour la prestigieuse Encyclopédie des articles d’économie politique.
Bien avant l’avènement des premières élections démocratiques, il réfléchit à la représentativité des systèmes de vote (la méthode Condorcet). Parallèlement à ces travaux scientifiques, cet esprit des Lumières prend la défense des "minorités" opprimés, les noirs ("Réflexions sur l’esclavage des nègres" en 1781), les juifs, … et les femmes.
Ostracisme idéologique et racial
Lorsque la révolution éclate, Condorcet se retrouve naturellement du côté des républicains. Sa carrière politique peut débuter. Elu au conseil municipal de Paris dès 1789, député en 1791, il est l’auteur d’un projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique où il introduit les notions d’école publique, laïque et gratuite. Révolutionnaire !
En 1790, il fonde avec son ami l’abbé Sieyes ("Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?") le "Journal de la société de 1789". C’est dans cette revue que Condorcet publie, le 3 juillet 1790, ce texte majeur que nous vous proposons en intégralité, "Sur l’admission des femmes au droit de cité". Pour l’auteur, le refus d’intégrer les femmes dans la communauté civile ne diffère en rien de l’ostracisme idéologique et racial. Malgré la Déclaration des droits de l’homme, les discriminations continuent, à la faveur de l’habitude et des préjugés, sans susciter l’émoi de ceux qui travaillent à faire l’égalité des droits "le fondement unique de nos institutions politiques". Pierre angulaire du "progrès de l’esprit humain", Condorcet prône l’égalité d’éducation et la mixité puisque hommes et femmes ont les mêmes droits.
Cette audacieuse démarche ne sera pas récompensée par ses contemporains. Pire, Condorcet apparaît comme un perturbateur, un dangereux empêcheur de révolutionner (entre hommes) en rond.Il va le payer de sa vie. Le 3 octobre 1793, ce libre-penseur est condamné pour trahison comme toutes les têtes pensantes de la Gironde. La Terreur vient d’être mis en place par Robespierre et ses amis. Condorcet fuit et se cache pendant six mois chez une amie. Il en profite pour rédiger son œuvre majeure, "Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain". Il est arrêté à Clamart et le lendemain, le 28 mars 1794, il s’empoisonne dans sa prison de Bourg-la-Reine pour échapper à l’échafaud.Si Condorcet l'a dit… Comme tous les grands philosophes et théoriciens, le marquis de Condorcet fut trop en avance sur son temps. Jules Ferry ne mettra en œuvre son projet éducatif qu’un siècle plus tard.
Son système de vote fait toujours débat (Il paraît que, selon la méthode Condorcet, Bayrou aurait dû être élu Président de la République…). Et bien sûr, sa requête sur l’égalité entre hommes et femmes n’est toujours pas complètement abouti. Mais son texte "Sur l’admission des femmes au droit de cité", sera régulièrement repris et exploité par les mouvements féministes du XIXe siècle. Pour ces pionnières, Condorcet, devenu la caution morale et scientifique, reste l’élément fondateur de leurs revendications. "Si Condorcet l’a dit…".
"L'habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croit avoir éprouvé une injustice...
Par exemple, tous n'ont-ils pas violé le principe de l'égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? ...
Or les droits des hommes résultent uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles, capables d'acquérir des idées morales et de raisonner sur des idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.
Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d'exercer les droits de cité. Pourquoi des êtres exposés à des grossesses et à des indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n'a jamais imaginé de priver des gens qui ont la goutte tous les hivers et qui s'enrhument aisément ? En admettant dans les hommes une supériorité d'esprit qui ne soit pas la suite nécessaire de la différence d'éducation (ce qui n'est rien moins que prouvé, et ce qui devrait l'être pour pouvoir, sans injustice, priver les femmes d'un droit naturel), cette supériorité ne peut consister qu'en deux points.
On dit qu'aucune femme n'a fait de découverte importante dans les sciences, n'a donné de preuve de génie dans les arts, les lettres etc. ; mais, sans doute, on ne prétendra point n'accorder le droit de cité qu'aux seuls hommes de génie. On ajoute qu'aucune femme n'a la même étendue de connaissances, la même force de raison que certains hommes ; mais qu'en résulte-t-il, qu'excepté une classe peu nombreuse d'hommes très éclairés, l'égalité est entière entre les femmes et le reste des hommes ; que cette petite classe mise à part, l'infériorité et la supériorité se partagent également entre les deux sexes. Or puisqu'il serait complètement absurde de borner à cette classe supérieure le droit de cité, et la capacité d'être chargé de fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on les femmes, plutôt que ceux des hommes qui sont inférieurs à un grand nombre de femmes ? [.]
On a dit que les femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles, moins sujettes aux vices qui tiennent à l'égoïsme et à la dureté de cour, n'avaient pas à proprement parler le sentiment de la justice, qu'elles obéissaient plutôt à leur sentiment qu'à leur conscience. Cette observation est plus vraie, mais elle ne prouve rien : ce n'est pas la nature, c'est l'éducation, c'est l'existence sociale qui cause cette différence... Il est donc injuste d'alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n'ont une sorte de réalité que parce qu'elles ne jouissent pas de ces droits."
Condorcet, Essai sur l'admission des femmes aux droits de cité., 1790
et :
http://www3.ac-clermont.fr/etabliss/guillaum/philosof.htm
http://histgeo.ac-aix-marseille.fr/pedago/femmes/rouq_004.htm
Issu d’une vieille noblesse dauphinoise, Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794), est un authentique homme des Lumières, "le dernier des philosophes" selon l’historien Jules Michelet. Tout d’abord mathématicien, il entre, à 26 ans, à l’illustre Académie des Sciences dont il devient le secrétaire perpétuel en 1776. Ami du philosophe d’Alembert, Condorcet rédige pour la prestigieuse Encyclopédie des articles d’économie politique.
Bien avant l’avènement des premières élections démocratiques, il réfléchit à la représentativité des systèmes de vote (la méthode Condorcet). Parallèlement à ces travaux scientifiques, cet esprit des Lumières prend la défense des "minorités" opprimés, les noirs ("Réflexions sur l’esclavage des nègres" en 1781), les juifs, … et les femmes.
Ostracisme idéologique et racial
Lorsque la révolution éclate, Condorcet se retrouve naturellement du côté des républicains. Sa carrière politique peut débuter. Elu au conseil municipal de Paris dès 1789, député en 1791, il est l’auteur d’un projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique où il introduit les notions d’école publique, laïque et gratuite. Révolutionnaire !
En 1790, il fonde avec son ami l’abbé Sieyes ("Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?") le "Journal de la société de 1789". C’est dans cette revue que Condorcet publie, le 3 juillet 1790, ce texte majeur que nous vous proposons en intégralité, "Sur l’admission des femmes au droit de cité". Pour l’auteur, le refus d’intégrer les femmes dans la communauté civile ne diffère en rien de l’ostracisme idéologique et racial. Malgré la Déclaration des droits de l’homme, les discriminations continuent, à la faveur de l’habitude et des préjugés, sans susciter l’émoi de ceux qui travaillent à faire l’égalité des droits "le fondement unique de nos institutions politiques". Pierre angulaire du "progrès de l’esprit humain", Condorcet prône l’égalité d’éducation et la mixité puisque hommes et femmes ont les mêmes droits.
Cette audacieuse démarche ne sera pas récompensée par ses contemporains. Pire, Condorcet apparaît comme un perturbateur, un dangereux empêcheur de révolutionner (entre hommes) en rond.Il va le payer de sa vie. Le 3 octobre 1793, ce libre-penseur est condamné pour trahison comme toutes les têtes pensantes de la Gironde. La Terreur vient d’être mis en place par Robespierre et ses amis. Condorcet fuit et se cache pendant six mois chez une amie. Il en profite pour rédiger son œuvre majeure, "Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain". Il est arrêté à Clamart et le lendemain, le 28 mars 1794, il s’empoisonne dans sa prison de Bourg-la-Reine pour échapper à l’échafaud.Si Condorcet l'a dit… Comme tous les grands philosophes et théoriciens, le marquis de Condorcet fut trop en avance sur son temps. Jules Ferry ne mettra en œuvre son projet éducatif qu’un siècle plus tard.
Son système de vote fait toujours débat (Il paraît que, selon la méthode Condorcet, Bayrou aurait dû être élu Président de la République…). Et bien sûr, sa requête sur l’égalité entre hommes et femmes n’est toujours pas complètement abouti. Mais son texte "Sur l’admission des femmes au droit de cité", sera régulièrement repris et exploité par les mouvements féministes du XIXe siècle. Pour ces pionnières, Condorcet, devenu la caution morale et scientifique, reste l’élément fondateur de leurs revendications. "Si Condorcet l’a dit…".
"L'habitude peut familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point que parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croit avoir éprouvé une injustice...
Par exemple, tous n'ont-ils pas violé le principe de l'égalité des droits, en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? ...
Or les droits des hommes résultent uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles, capables d'acquérir des idées morales et de raisonner sur des idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.
Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d'exercer les droits de cité. Pourquoi des êtres exposés à des grossesses et à des indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n'a jamais imaginé de priver des gens qui ont la goutte tous les hivers et qui s'enrhument aisément ? En admettant dans les hommes une supériorité d'esprit qui ne soit pas la suite nécessaire de la différence d'éducation (ce qui n'est rien moins que prouvé, et ce qui devrait l'être pour pouvoir, sans injustice, priver les femmes d'un droit naturel), cette supériorité ne peut consister qu'en deux points.
On dit qu'aucune femme n'a fait de découverte importante dans les sciences, n'a donné de preuve de génie dans les arts, les lettres etc. ; mais, sans doute, on ne prétendra point n'accorder le droit de cité qu'aux seuls hommes de génie. On ajoute qu'aucune femme n'a la même étendue de connaissances, la même force de raison que certains hommes ; mais qu'en résulte-t-il, qu'excepté une classe peu nombreuse d'hommes très éclairés, l'égalité est entière entre les femmes et le reste des hommes ; que cette petite classe mise à part, l'infériorité et la supériorité se partagent également entre les deux sexes. Or puisqu'il serait complètement absurde de borner à cette classe supérieure le droit de cité, et la capacité d'être chargé de fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on les femmes, plutôt que ceux des hommes qui sont inférieurs à un grand nombre de femmes ? [.]
On a dit que les femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles, moins sujettes aux vices qui tiennent à l'égoïsme et à la dureté de cour, n'avaient pas à proprement parler le sentiment de la justice, qu'elles obéissaient plutôt à leur sentiment qu'à leur conscience. Cette observation est plus vraie, mais elle ne prouve rien : ce n'est pas la nature, c'est l'éducation, c'est l'existence sociale qui cause cette différence... Il est donc injuste d'alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n'ont une sorte de réalité que parce qu'elles ne jouissent pas de ces droits."
Condorcet, Essai sur l'admission des femmes aux droits de cité., 1790
et :
http://www3.ac-clermont.fr/etabliss/guillaum/philosof.htm
http://histgeo.ac-aix-marseille.fr/pedago/femmes/rouq_004.htm
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