"Rares sont les maisons où l'alcool n'a pas ses victimes, ses esclaves. Il y a ceux qu'il a ruinés, ceux qu'il a mutilés. Les couples défaits, les fortunes dispersées, les professions abandonnées."
Les mots sont extraits de Pays perdu (1), un roman de Pierre Jourde. Ils décrivent un village, Lussaud, dans le Cantal, et ses habitants, une trentaine de personnes, agriculteurs pour la plupart. Certains n'ont pas apprécié la lecture de ces lignes, fresque de la vie dans les campagne, des lignes peu flatteuses pour ce hameau d'Auvergne où les dieux s'appellent "l'Alcool, l'Hiver, la Merde et la Solitude". Alors, ils ont répondu à leur manière à la violence des mots. Jeudi, ces cinq habitants comparaissent devant le tribunal d'Aurillac pour avoir frappé Pierre Jourde et sa famille.
C'était le 31 juillet 2005. L'écrivain arrive avec sa concubine et leurs trois enfants dans le village cantalien, où sa famille possède une maison depuis trois générations pour y passer des vacances. Deux ans plus tôt, la sortie de Pays perdu a creusé le sillon d'une animosité dans le village. Il reproche à Pierre Jourde de réveiller des histoires de famille douloureuses et de caricaturer ses habitants, facilement identifiables dans les lignes. Ainsi, "ce jeune homme de trente ans, intelligent, doué, et qui a dû être assez beau ne conduit plus sans embarquer son petit fût de mauvais vin dans la voiture : le voici métamorphosé en polichinelle bouffi et violacé (...) Il y a perdu son métier et se retrouve cantonnier."
"Ça ressort trop fort par écrit"
Alors ce jour d'été, l'arrivée du Parisien est l'occasion d'une ferme explication. Deux femmes l'attendent devant son garage, elles l'accueillent en l'insultant. Un vieux villageois arrive, le frappe. L'écrivain tente de calmer les esprits, puis se défend. Nouvelle salve de coups. Pierre Jourdain conseille à sa compagne et ses enfants, dont un bébé de 15 mois, de fuir. D'autres villageois s'en mêlent. Insultes, coups, bousculade. La famille Jourde reprend le chemin de la capitale.
L'écrivain s'était déjà mis à dos le milieu littéraire parisien qu'il a stigmatisé dans "La Littérature sans estomac".
Pour Pays perdu, il disait ne pas comprendre pourquoi il suscitait des "réactions qui dépassent les mots". "Je ressens tout très violemment et comme j'ai beaucoup de mal à parler, ça s'enfonce dans un trou insondable et ça ressort trop fort par écrit", expliquait le romancier par ailleurs universitaire au journal Libération en septembre 2005. Pour lui, "son roman est une description de la beauté qui gît jusque dans les choses les plus triviales".
"Les habitants, et mes clients principalement, ont été humiliés par ce livre qui dévoile leurs secrets les plus intimes", explique Me Gilles-Jean Portejoie, défenseur de quatre des cinq prévenus. "Pierre Jourde n'a pas cherché à comprendre ces gens-là, estime l'avocat. Il a fait un travail d'ethnologue un peu superlatif, relatant leur vie sans chercher à percer leur véritable secret, sans chercher à sonder les tréfonds". Pour lui, cette affaire est disproportionnée. "Et ça l'est parce qu'elle implique une personnalité parisienne", juge-t-il un peu amère. Il rappelle qu'un de ses clients a porté plainte elle aussi pour coups et blessures mais que contrairement à Pierre Jourde, la Justice ne l'a pas écouté. "Toujours deux poids, deux mesures".
(1) Pays perdu, éditions L'Esprit des péninsules, 2003.
"leurs mots sont des coups qui rebondissent sur les mots des autres"
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