Vendredi matin, en voiture, j'ai découvert Philippe Beaussant dans une émission de France Musique . Il vient d'être élu à l'académie française , est écrivain, musicologue et spécialisé dans le baroque .
Vous connaissez mon goût pour l' Histoire avec une majuscule et pour les petites histoires de la grande Histoire !
J'ai beaucoup aimé le livre de Mr Beaussant,"Le Roi Soleil se lève aussi", dont voici un extrait:
Mais Molière vient de nous montrer la "presse" et la "foule" qui s'avancent en rangs serrés, "pour assiéger la chaise", comme il dit.
Quelle chaise ? Eh bien, oui, cette presse et cette foule sont entrées pour le moment ou le roi va passer sur sa "chaise d'affaires". C'est d'ailleurs pourquoi ses courtisans sont titulaires d'un "brevet d'affaires". Il s'agit, bien entendu, de sa chaise percée.
Nous y voilà… On en a tant parlé, tant de générations de touristes, à Versailles, se sont étonnées, exclamées, esclaffées, qu'on a une légère hésitation avant de revenir sur ce sujet rebattu. Quoi ! Qu'est-ce ? Le Roi-Soleil fait ce qu'on appelle "ses besoins" en public ? N'y a-t-il donc pas, dans cet immense palais, le moindre recoin, une petite alcôve, un minuscule réduit, ce que justement nous avons fini par appeler "cabinet", où il puisse s'isoler, se cacher, se retirer un moment pour accomplir sans témoin l'acte, inévitable, mais grossier et sale, auquel est contrainte la nature humaine ? Pourtant si, il y en a, et précisément derrière sa chambre, et cela s'appelle justement "cabinet" ; mais cela sert à des choses beaucoup plus graves, notamment à traiter les affaires du royaume, si bien qu'aujourd'hui dans nos républiques nous appelons toujours "cabinet", une réunion de ministres, sans penser à mal. Mais pourquoi voudrait-on que le roi s'isole pour ce qu'il appelle "ses affaires" ? Pourquoi se cacherait-il, alors que tout le monde, en ce temps-là, sans fausse pudeur, s'installe sur la chaise percée en causant avec ses amis ?
La duchesse de Bourgogne fut l'une des plus aimables et des plus délicates figures de la cour, au temps du Roi-Soleil, qui l'adorait. La voici, sous la plume de Saint-Simon : "Un soir qu'allant se mettre au lit où Monsieur le duc de Bourgogne l'attendait, et qu'elle causait sur sa chaise percée avec Mmes de Nogaret et du Châtelet, qui me le contèrent le lendemain…"
Ce n'est donc pas le roi seul qui reçoit le public sur sa chaise percée, c'est tout le monde. On ne se cache pas, pas plus qu'on ne la cache. On y écrit, on y joue, les ministres y donnent audience, les généraux y donnent des ordres, les dames y causent. C'est tout simple.
Ainsi, une fois de plus, le Roi-Soleil fausse le jeu. Parce qu'il est roi et qu'on visite en foule son château de Versailles, il cristallise autour de sa personne une problématique qui ne se pose pas dans les termes que nous croyons. Une fois encore, le XVIIIe siècle s'intercale entre lui et nous ; car c'est bien lui, le siècle des Lumières, qui, de même qu'il a inventé la salle à manger dont on se passait avant Louis XV et le couloir qui permet d'entrer dans une chambre sans avoir besoin de traverser la précédente, c'est lui qui a inventé la nécessité de ce lieu privé que nous avons, Dieu sait pourquoi, mis au pluriel, "cabinets", avant de la traduire en anglais.
Nous avons des pudeurs que nos ancêtres n'avaient pas ; ou, plus précisément, qu'ils disposaient autrement, dans un autre ordre d'urgence. Eurydice meurt parce qu'elle ne peut accepter de soulever le bas de sa jupe pou qu'Aristée arrache le serpent qui lui mord la cheville : c'est ainsi que l'on comprenait son histoire en 1647, quand on représenta l'Orfeo de Luigi Rossi, commandé par Mazarin. Cent cinquante ans plus tard, Viginie, sous les yeux de Paul désespéré, meurt parce qu'au milieu de la tempête elle refuse qu'un matelot la porte dans ses bras pour la sauver. Voilà quelles étaient les pudeurs du XVIIe siècle, qui étaient encore actuelles au temps de Bernardin de Saint-Pierre, pendant la Révolution. Elles ne faisaient pas sourire, elles faisaient pleurer d'émotion. Elles nous paraissent peut-être ridicules, elles ne l'étaient pas. Nos manières de faire l'auraient peut-être été et nos larmes aussi.
Prenons donc les choses avec la même simplicité que nos anciens et ne donnons pas à cette chaise plus d'importance qu'elle n'en avait, puisque ce serait justement pécher contre le naturel avec lequel ils en usaient : si ce n'est, une fois encore, pour nous étonner de la distance qui sépare ce que nous croyons avoir été de ce qui fut. (Pages 90 à 93)
dimanche 18 novembre 2007
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