De la notion d'espace...privé ... public .. religieux ou laïc !
Après neuf mois de combat, Renée Lavaillante a eu gain de cause. Les fenêtres de la salle de gymnastique où cette artiste vient se détendre trois fois par semaine seront prochainement remplacées pour laisser de nouveau entrer la lumière. Elles avaient été rendues opaques par la direction du centre sportif, le YMCA, qui avait cru bien faire en arrangeant l'école hassidique voisine qui se plaignait que ses élèves étaient dérangés par la vue de femmes légèrement vêtues. Cet épisode, qui s'est déroulé dans le quartier très huppé d'Outremont, lieu de résidence favori de la bourgeoisie francophone de Montréal, n'aurait sans doute mérité que quelques lignes dans la gazette locale s'il n'était pas survenu au beau milieu d'un débat sur la place de la religion dans la société et la politique d'intégration des communautés issues de l'immigration.
Pour Renée Lavaillante, dynamique dessinatrice d'une cinquantaine d'années, tout commence en juin dernier à son retour d'un séjour de trois mois en résidence d'artistes à Collioure, en France. Les vitres de la salle du premier étage où elle suit des cours de yoga ont été givrées, assombrissant l'atmosphère. Comprenant que personne n'avait été consulté ni n'avait reçu d'explications, elle se rend chez le directeur, qui se répand en propos confus où il est vaguement question de «relations de bon voisinage». «J'ai tout de suite compris que c'était lié à l'école, dit Renée Lavaillante. Mais ce n'est qu'en septembre, quand je suis retournée le voir avec une autre membre du club, qu'il a dit qu'il s'était entendu avec les hassidim, lesquels avaient proposé de payer eux-mêmes les fenêtres givrées.» Les deux copines ont lancé une pétition, et plus de 250 membres du club YMCA ont réclamé le retour de vitres translucides dans la salle de sport. Après avoir fait son propre sondage, le directeur a consenti fin mars à remettre des vitres claires, assorties de stores que les participantes peuvent baisser ou relever. Entre-temps, l'affaire a relancé la polémique sur ce qu'au Québec on appelle les «accommodements raisonnables», c'est-à-dire des arrangements en faveur des minorités, essentiellement pour des motifs religieux. Utilisée par les partis pendant la dernière campagne électorale, en mars, la polémique a suscité une montée du conservatisme identitaire.
Pour le directeur du YMCA de l'avenue du Parc, qui refuse désormais de répondre à la presse, l'affaire est close. Pour les hassidim, un peu choqués de l'ampleur de la polémique, il n'est plus question de revenir sur une décision prise «démocratiquement». «Je regrette que les conservateurs aient profité de tout cela», dit aujourd'hui Renée Lavaillante, qui met en avant des arguments laïques et féministes. «Moi, je voulais simplement dire au directeur qu'on se sentait humiliées en tant que femmes qu'on doit cacher. Qu'on nous privait de quelque chose pour que d'autres puissent gagner leur ciel.»
La saga du poignard sikh
Le principe d'accommodement raisonnable n'est pas nouveau en droit canadien. Il existe depuis les années 80 dans le cadre de la charte des droits et libertés de la personne. Il s'agit de permettre à une personne d'échapper à une règle si celle-ci la discrimine. Généralement accepté, ce principe n'a commencé à faire débat qu'au début de la décennie, lorsque les parents d'un jeune sikh de 12 ans sont allés jusqu'en Cour suprême pour que leur fils ait le droit de porter à l'école sa dague rituelle, le kirpan. L'affaire avait éclaté en novembre 2001 dans une école primaire francophone de Montréal quand Gurbaj Singh Multani avait laissé accidentellement tomber son couteau dans la cour de récréation. La direction de l'école, prônant la tolérance zéro en matière d'armes blanches, exigea qu'il s'en défasse. La commission scolaire, une institution qui ressemble à nos académies, proposa alors à la famille du jeune sikh, très religieuse, un accommodement raisonnable : l'enfant porterait son kirpan scellé dans un étui fixé dans son pantalon. Mais l'école, soutenue par les parents d'élèves, refusa l'arrangement, demandant que le garçon se contente d'un médaillon orné d'un kirpan symbolique. Mécontente, la famille avait alors porté l'affaire devant les tribunaux. Après une saga judiciaire de quatre ans, la Cour suprême a tranché en faveur de l'enfant, autorisé à porter son kirpan scellé et cousu dans ses vêtements. L'interdire, a estimé la Cour, aurait porté atteinte à la liberté religieuse de cet enfant. Ecarté de l'école publique pendant des mois, l'enfant a finalement été scolarisé dans une école privée anglophone.
Entre négociation et intégration
Ce jugement de 2006 a fait couler beaucoup d'encre, mais les commissions scolaires n'ont pas été assaillies de demandes en tout genre. «Les sikhs très orthodoxes sont une très petite minorité, et la majorité, qui ne veut pas être ostracisée, opte pour le port du médaillon», explique Bergman Fleury, un ancien conseiller pédagogique d'origine haïtienne qui vient d'être nommé à la tête du Comité consultatif sur l'intégration et l'accommodement raisonnable en milieu scolaire. Créé en octobre dernier par le ministère de l'Education nationale, ce comité a pour mandat de définir ce que peut être un accommodement raisonnable à l'école et dans quelles limites ce droit s'exerce. «A l'origine, la notion d'accommodement raisonnable n'était pas liée à l'immigration ou à la diversité», raconte le pédagogue. Parents, enfants ou enseignants réclamaient des aménagements pour faire face à un handicap physique, d'autres demandaient des journées de congé pour participer à des pèlerinages. Et les premiers à en avoir usé pour motifs religieux sont d'ailleurs des chrétiens.
L'arrivée d'immigrants venus de pays lointains s'est traduite par de nouvelles demandes, toutes liées à la religion. Le premier voile musulman à l'école, porté d'ailleurs par une convertie, est apparu en 1994. Rejeté de prime abord, il s'est imposé au nom de l'obligation faite aux établissements scolaires de conclure des accommodements religieux. «L'école, dit Bergman Fleury, pense qu'elle doit s'ouvrir à la diversité culturelle et qu'elle est le lieu idéal d'intégration des gens de toutes origines.» Seule récalcitrante, une école privée montréalaise qui avait refusé d'inscrire il y a deux ans une jeune fille voilée a été obligée de payer d'importants dédommagements à sa famille, raconte le pédagogue. Les problèmes ont, selon lui, surgi quand les demandes sont allées au-delà de ce qui est généralement admis comme pratique ou coutume religieuse. Ce qui est le cas d'élèves demandant à ne pas faire de gymnastique. Là encore, tout est affaire de négociation. «Nous avons réussi dans un cas à persuader l'élève d'aller en cours d'éducation physique en portant un pantalon et non un short. Et, dans le fond, on voit que certaines jeunes filles et leurs parents ne comprennent pas que l'éducation physique fait partie de l'éducation tout court. C'est plus un problème d'intégration qu'un problème de religion», dit l'enseignant.
Le surgissement de la religion à l'école est loin de ne faire que des heureux au Québec, une province qui jusqu'à la révolution tranquille des années 60 se trouvait sous le contrôle social étroit du clergé. Sans doute la plus catholique dans l'Occident des années 50, la province francophone est aujourd'hui la région la plus déchristianisée au monde. La déconfessionnalisation de l'école reste un phénomène récent. «Et la plupart des gens nous disent aujourd'hui qu'ils n'ont pas mené cette bataille visant à faire sortir la religion des écoles pour la voir revenir par le biais des accommodements raisonnables», avoue Bergman Fleury. La laïcité est d'autant plus fragile que ce concept est généralement incompris dans la communauté anglophone, qui, comme aux Etats-Unis voisins, considère comme évident le fait d'avoir une religion, et l'athéisme comme une anomalie.
Excédée, l'opinion s'est mise à recenser les revendications «déraisonnables». Et il n'est de jour où les médias ne racontent la dernière histoire d'un homme qui a fait expulser les garçons d'une piscine pour permettre à sa fille de s'y baigner, ou celle d'un autre musulman qui a demandé que la présence des maris ne soit pas autorisée dans les cours prénataux suivis par sa femme enceinte. Sans compter le cas de policiers qui acceptent que seuls des agents masculins puissent interpeller des juifs orthodoxes. Mais si ces affaires occupent le paysage médiatique et exhalent des relents xénophobes, elles n'ont produit dans la vie de tous les jours aucune montée de violence entre les communautés.
Il ne faut pas oublier que l'accommodement raisonnable est un droit accordé à l'individu et non à un groupe. Il ne s'applique pas, rappellent aussi les juristes, s'il entraîne une «contrainte excessive» pour le reste de la communauté. Pour mettre un terme à la polémique, le gouvernement a fini par charger une commission de définir plus exactement les contours de ce qui est raisonnable et ne l'est pas, un exercice de style qui prendra des mois.
mardi 1 mai 2007
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