samedi 4 août 2007

Mister Les Paul



Ce soir-là, dans un club de jazz de Broadway appelé L'Iridium, deux jeunes hommes juchés sur des tabourets de bar attendaient impatiemment le premier concert, annoncé pour 20 heures. Ils vérifiaient leur montre, tentaient de reconnaître des stars dans le parterre de clients et ajustaient leurs sièges de façon à avoir une vue parfaite de la scène. On apprit qu'ils étaient frères, guitaristes, et qu'ils arrivaient de Floride pour voir le héros dont ils rêvaient depuis plus de trente ans. " Vous l'avez déjà vu ?, nous demanda l'un d'eux.

- Non, jamais.

- Mais vous avez ses disques ?

- Euh, non.

- Vous savez au moins qui il est ?

- Un super-musicien... "

Les deux hommes prirent un air outré. "Miss, ce monsieur Les Paul que vous avez la chance inouïe d'entendre ce soir est beaucoup plus qu'un "super" musicien ! C'est une légende ! Vous entendez ? Non seulement un musicien à l'oreille absolue qui a joué avec Bing Crosby et Nat King Cole, mais aussi l'inventeur de la guitare électrique ! Celui qui a permis à Jimmy Hendrix, Eric Clapton ou Frank Zappa de créer des merveilles. C'est un génie !"

La lumière se fit soudain plus tamisée, et une voix pleine d'entrain annonça au micro : "Ladies and Gentlemen, Mister Les Paul !" La salle applaudit avec frénésie pendant qu'un vieux monsieur souriant, pantalon noir et col roulé bleu clair, débouchait sur la scène, se saisissait d'une guitare qu'il mit en bandoulière et s'installait sur un tabouret pour n'en plus bouger pendant deux heures.

Deux heures de country-jazz et de standards américains, de plaisanteries avec l'orchestre, de clins d'oeil au public, d'improvisation avec le rocker Steve Miller venu en client avec des amis. Deux heures de bonheur. Le légendaire Les Paul, 92 ans au compteur, cabotin et charmeur, embrasa comme chaque lundi soir le public de Broadway.

"J'attends ce rendez-vous toute la semaine !, nous dit-il en riant. Ça me pousse à sortir du lit ! Et de rendre le public heureux me rend moi-même heureux ! Prendre sa retraite serait une folie !" Il rit de toutes ses dents, amical, attentif, malicieux. Il est ravi qu'on vienne le voir, heureux que les rockers les plus célèbres, Keith Richards ou Paul McCartney, passent le saluer à L'Iridium. Fier qu'ils le reconnaissent tous comme une sorte de père des guitaristes. Et qu'ils connaissent son histoire, un parcours qui balaie le XXe siècle, traverse de part et d'autre l'Amérique, croise les grands noms de la musique et suit l'irruption des différents médias.

Mais parlez-nous surtout de la guitare électrique, maître Paul, cette invention lumineuse qui fait dire à Patrice Blanc-Francard, le créateur français des "Enfants du rock" : "Sans Les Paul ? Le rock'n roll ne serait pas né !"

Le voilà qui jubile, il adore raconter. Il emmêle un peu les dates, contracte les épisodes qui, depuis sa naissance en 1915 dans une petite ville du Wisconsin, l'entraînent à Saint-Louis dans le Missouri pour devenir l'un des plus jeunes musiciens de la radio locale, puis à Chicago, New York, Hollywood, guitariste magnifique, insatiable, ingénieux, fondateur d'un trio à succès réclamé sur toutes les scènes, puis d'un duo adulé avec la chanteuse et musicienne Mary Ford, son épouse, avec qui il fera des disques et des concerts et un show quotidien à la télévision. Mais il insiste sur le début. Car c'est là, dit-il, qu'eut lieu "l'invention".

"La musique est entrée dans ma vie au moment même où je suis né. Les sons m'ont tout de suite passionné. Quand j'avais accompli mes petits boulots - couper la haie, ranger ma chambre -, j'avais droit à la radio et au phonographe familial. C'était une telle joie ! J'écoutais chaque musicien attentivement. Et je me disais : un jour, je jouerai avec cet homme-là. C'était une certitude. Et cela s'est réalisé. Il faut croire à ses rêves, ne jamais les lâcher."

Son premier instrument fut l'harmonica. Un cantonnier stationné devant la maison de Les - de son vrai nom Lester William Polfus - en jouait pendant sa pause déjeuner, et le petit garçon le regardait avec tant d'intensité que l'homme lui en fit cadeau. Il se mit aussi au piano mais l'idée de tourner le dos au public lui était désagréable. Il essaya l'accordéon trouvé dans une décharge, puis le saxophone. "Si tu veux chanter, ce n'est pas l'idéal", remarqua sa mère. Il testa donc le banjo. "Rugueux !", dit la maman. Alors, pour 3 dollars, il s'acheta une guitare. Quand il ouvrit l'emballage, une corde se coinça dans le carton et couina. "Tu te débrouilles déjà bien, mon garçon !", cria la maman depuis sa cuisine. "C'était encourageant !", sourit aujourd'hui le vieil homme.

Il tomba amoureux de l'instrument et très vite, se produisit en public, enrôlé dès 13 ans dans un petit orchestre. Soucieux qu'on l'entende bien chanter, il avait eu l'idée de brancher le micro du téléphone sur la radio de sa mère qui servait ainsi de haut-parleur. Mais quand un spectateur lui cria qu'on n'entendait pas sa guitare, il revint décomposé à la maison. Il fallait inventer quelque chose. Alors il prit l'aiguille du phonographe familial qu'il coinça sous les cordes, près d'un autre micro de téléphone toujours branché à la radio. Le son était plus ample, mais sa vibration dans la caisse de l'instrument guère satisfaisante. Il commença par bourrer de tissus la guitare, puis pensa qu'une pièce de bois pleine - une bûche - ferait l'affaire. Il suffisait d'y greffer le manche de sa guitare, car il avait découvert entre-temps, en les accrochant à un morceau de rail de chemin de fer, le son naturel et idéal de chaque corde. Le principe de la guitare électrique était né.

La date ? Bien antérieure aux dates officielles des dictionnaires puisque Les Paul dit avoir fait ses expériences à l'âge de 7-8-9 ans, donc entre 1922 et 1925. Restera bien sûr à peaufiner l'instrument, ciseler les formes, sophistiquer les micros, travailler sur l'amplification, l'écho, la nuance de son de chaque corde, et, après avoir suscité moult refus et moqueries, vendre le modèle au fabricant de guitares Gibson qui le commercialisera en 1952 sous le nom de... "Les Paul". Une marque, un label, un étendard.

Entre-temps, l'inventeur était devenu une star, composant, empilant les succès, charmant toute l'Amérique tout en poursuivant ses expériences dans son atelier garage, développant un son unique et inventant l'enregistrement multipiste. Ses mains attaquées par l'arthrite ne sont certes plus aussi agiles qu'autrefois. Mais quand il fait un riff sur sa guitare magique, entame Over the rainbow, son morceau préféré, en évoquant l'amie Judy Garland, on pleurerait de plaisir.

Annick Cojean(lemonde.fr)

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