Tory, un auteur du XVIe siècle imagine des ressemblances amusantes à la forme des lettres (le A comme un homme qui marche ou comme le pignon d'une maison, etc.)
Hugo connaissait-il ce texte ou pas? En tout cas, trois siècles plus tard, c'est son tour de passer en revue la forme de toutes les lettres de l'alphabet.
Les textes suivants sont une adaptation d'extraits du Champ fleury (1529) de Tory, un auteur du XVIe siècle.
(Cf. la publication d'un fac-similé de cet ouvrage: Geofroy Tory, Champ fleury : Art et science de la vraie proportion des lettres, © Bibliothèque de l'image, 1998)
La lettre A représente un pignon de maison.
La lettre H représente une maison, avec la cuisine et la salle à manger en bas, le salon et les chambres en haut.
Le K représente un escalier qui monte en droite ligne jusqu'à un étage, et de celui-ci monte aussi en droite ligne à un autre étage.
Pour un escalier en colimaçon, le I représente le pilier, le O la cage d'escalier et le S la montée des marches.
La lettre D ressemble à la plate-forme d'un théâtre, comme celui que j'ai vu à Orange, près d'Avignon sur le Rhône.
La lettre O a la forme selon laquelle fut jadis édifié le Colisée de Rome, comme on peut le voir encore aux ruines qui restent.
Le Y est comme un grand chemin qui se divise en deux autres chemins, l'un très large qui consuit aux plaisirs, l'autre bien étroit qui consuit aux vertus.
La lettre A a les jambes élargies et épatées comme les jambes et les pieds d'un homme qui marche.
La lettre I est un corps humain, avec une tête et des pieds épatés1, car un homme se tient plus ferme en ayant les pieds moyennement au large qu'en les ayant joints l'un contre l'autre.
La lettre L est un homme et son ombre projetée sur le sol, quand le soleil est dans le signe de la balance (« Libra » en latin), c'est-à-dire en septembre.
Le M est comme certains hommes qui sont si gros que leur ceinture est plus longue que la hauteur de leur corps.
Le Q est la seule lettre qui sort de la ligne par-dessous. La raison en est qu'il n'est jamais écrit avec les autres lettres sans avoir aussitôt un U qu'il va chercher et embrasser par-dessous, comme son compagnon et fidèle ami.
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Voici à présent un texte de Victor Hugo :
En sortant du lac de Genève, le Rhône rencontre la longue muraille du Jura qui le rejette en Savoie jusqu'au lac du Bourget. Là, il trouve une issue et se précipite en France. En deux bonds il est à Lyon.
"Au loin sur les croupes âpres et vertes du Jura les lits jaunes des torrents desséchés dessinaient de toutes parts des Y. " Avez-vous remarqué combien l'Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? - L'arbre est un Y ; l'embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d'âne ou de boeuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y.
" Au reste cette observation peut s'étendre à tout ce qui constitue élémentairement l'écriture humaine. Tout ce qui est dans la langue démotique y a été versé par la langue hiératique. L'hiéroglyphe est la racine nécessaire du caractère. Toutes les lettres ont d'abord été des signes et tous les signes ont d'abord été des images.
" La société humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet. La maçonnerie, l'astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel ; et cela doit être. L'alphabet est une source.
" A, c'est le toit, le pignon avec sa traverse, l'arche, arx ; ou c'est l'accolade de deux amis qui s'embrassent et qui se serrent la main ; D, c'est le dos ; B, c'est le D sur le D, le dos sur le dos, la brosse ; C, c'est le croissant, c'est la lune ; E, c'est le soubassement, le pied-droit, la console et l'architrave, toute l'architecture à plafond dans une seule lettre ; F, c'est la potence, la fourche, furca ; G, c'est le cor ; H, c'est la façade de l'édifice avec ses deux tours ; I, c'est la machine de guerre lançant le projectile ; J, c'est le soc et c'est la corne d'abondance ; K, c'est l'angle de réflexion égal à l'angle d'incidence, une des clefs de la géométrie ; L, c'est la jambe et le pied ; M, c'est la montagne, ou c'est le camp, les tentes accouplées ; N, c'est la porte fermée avec sa barre diagonale ; O, c'est le soleil ; P, c'est le portefaix debout avec sa charge sur le dos ; Q, c'est la croupe avec sa queue ; R, c'est le repos, le portefaix appuyé sur son bâton ; S, c'est le serpent ; T, c'est le marteau ; U, c'est l'urne ; V, c'est le vase (de là vient qu'on les confond souvent) ; je viens de dire ce qu'est l'Y ; X, ce sont les épées croisées, c'est le combat ; qui sera vainqueur ? on l'ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l'inconnu ; Z, c'est l'éclair, c'est Dieu.
" Ainsi, d'abord la maison de l'homme et son architecture, puis le corps de l'homme, et sa structure et ses difformités ; puis la justice, la musique, l'église ; la guerre, la moisson, la géométrie ; la montagne, la vie nomade, la vie cloîtrée ; l'astronomie ; le travail et le repos ; le cheval et le serpent ; le marteau et l'urne, qu'on renverse et qu'on accouple et dont on fait la cloche ; les arbres, les fleuves, les chemins ; enfin le destin et Dieu, - voilà ce que contient l'alphabet.
Texte extrait d'Alpes et Pyrénées, Victor Hugo, Paris, 1839.
et encore :
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