Maintenant j'ai à dire encore qu'il ne faut pas orienter l'instruction d'après les signes d'une vocation. D'abord parce que les préférences peuvent tromper. Et aussi parce qu'il est toujours bon de s'instruire de ce qu'on n'aime pas savoir. Donc contrariez les goûts, d'abord et longtemps. Celui-là n'aime que les sciences ; qu'il travaille donc l'histoire, le droit, les belles-lettres ; il en a besoin plus qu'un autre. Et au contraire, le poète, je le pousse aux mathématiques et aux tâches manuelles. Car tout homme doit être pris premièrement comme un génie universel ; ou alors il ne faut même pas parler d'instruction ; parlons d'apprentissage. Et je suis sûr que le rappel, même rude, à la vocation universelle de juger, de gouverner et d'inventer, est toujours le meilleur tonique pour un caractère. Cela lui donnera cette précieuse constance qui vient de ce qu'on ne croit jamais avoir mal choisi, et de ce qu'on juge digne de soi de pouvoir beaucoup dans n'importe quel métier. La vie sauvage de la guerre a révélé à beaucoup d'hommes qu'ils étaient prêts à toute action ; tel sans-filiste, nature d'ajusteur, a appris l'anglais et l'allemand, sans compter le bon français. Je voudrais dire que ces aventures, qui élargissent le métier, élargissent l'âme aussi, et donnent du paysage à la connaissance de soi. Avoir de l'âme, c’est peut-être s'échapper en des métiers possibles, de façon à juger de haut le métier réel. L'homme est tellement au-dessus de ce qu'il fait ; gardons-lui cette place.
[Alain, Propos, 27 décembre 1934, Pléiade, t. I, p. 1239-1241].
samedi 15 mars 2008
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