Orhan Pamuk : « J’ai passé ma vie à Istanbul, sur la rive européenne, dans les maisons donnant sur l’autre rive, l’Asie. Demeurer auprès de l’eau, en regardant la rive d’en face, l’autre continent, me rappelait sans cesse ma place dans le monde, et c’était bien. Et puis un jour, ils ont construit un pont qui joignait les deux rives du Bosphore. Lorsque je suis monté sur ce pont et que j’ai regardé le paysage, j’ai compris que c’était encore mieux, encore plus beau de voir les deux rives en même temps. J’ai saisi que le mieux était d’être un pont entre deux rives. S’adresser aux deux rives sans appartenir totalement à l’une ni à l’autre dévoilait le plus beau des paysages. »
Prix Nobel de Littérature 2006
Je suis dans la clarté qui s'avance
Mes mains sont toutes pleines de désir
Le monde est beau
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres
Les arbres si verts, les arbres si pleins d'espoir
Un sentier s'en va à travers les mûriers
Je suis à la fenêtre de l'infirmerie
Je ne sens pas l'odeur des médicaments
Les oeillets ont dû s'ouvrir quelque part
Être captif, là n'est pas la question
Il s'agit de ne pas se rendre
Voilà.
Je suis tout imprégné de mer et sur ma tête écument les nuées
Dans le jardin de Gulhané, voilà que je suis un noyer
Un vieux noyer tout émondé, le corps couvert de cicatrices
Nul ne le sait, ni toi, ni même la police.
Dans le jardin de Gulhané, voilà que je suis un noyer
Et tout mon feuillage frémit comme au fond de l'eau le poisson
Et comme des mouchoirs de soie, mes feuilles froissent leurs frissons
Arrache-les, ô mon amour, pour essuyer tes pleurs.
Or mes feuilles, ce sont mes mains, j'ai justement cent mille mains
De cent mille mains je te touche et je touche Istanbul
Mes feuilles ce sont mes yeux, et je regarde émerveillé
De cent mille yeux je te contemple et je contemple Istanbul
Et mes feuilles battent et battent comme cent mille coeurs
Dans le jardin de Gulhané, voilà que je suis un noyer
Nul ne le sait, ni toi, ni même la police.
(poème écrit en prison) Nazïm Hikmet
" Dans ce siècle de notre vie et de notre mort, on a pris habitude de hausser les épaules s’il est parlé de romantisme. Pourtant, tout ce qui a de la grandeur en ce temps-ci relève d’un romantisme. Différent sans doute du romantisme de théâtre auquel on pense le plus souvent pour ce mot. Nâzim en est l’exemple majeur. De cette générosité sans borne de l’âme, de ce don magnifique de soi, de cette faculté d’enthousiasme qui fait l’ombre même flamber, à minuit chanter l’aube, qui transmue en or la paille, et l’homme en un perpétuel amoureux… »
Ainsi s’exprimait Aragon à propos de Nâzim Hikmet (1902-1963), le grand poète turc qui passa de longues années de sa vie en prison et en exil.
Autobiographie,
Je suis né en 1902 [licence poétique ?]
Je ne suis jamais revenu dans ma ville natale [ Salonique ]
Je n'aime pas les retours.
A l'âge de trois ans à Alep, je fis ma profession de petit-fils de pacha
à dix-neuf ans, d'étudiant à l'université communiste à Moscou
à quarante-neuf ans à Moscou, d'invité du Comité central,
et depuis ma quatorzième année, j'exerce le métier de poète
Il y a des gens qui connaissent les diverses variétés de poissons
moi celles des séparations.
Il y a des gens qui peuvent citer par cœur le nom des étoiles,
moi ceux des nostalgies.
J'ai été locataire et des prisons et grands hôtels,
J'ai connu la faim et aussi la grève de la faim et il n'est pas de mets dont j'ignore le goût.
Quand j'ai atteint trente ans on a voulu me pendre,
à ma quarante-huitième année on a voulu me donner le Prix mondial de la Paix
et on me l'a donné.
Au cours de ma trente-sixième année, j'ai parcouru en six mois quatre mètres carrés de béton.
Dans ma cinquante-neuvième année j'ai volé de Prague à La Havane en dix-huit heures.
Je n'ai pas vu Lénine, mais j'ai monté la garde près de son catafalque en 1924.
En 1961 le mausolée que je visite, ce sont ses livres.
On s'est efforcé de me détacher de mon Parti
ça n'a pas marché
Je n'ai pas été écrasé sous les idoles qui tombent.
En 1951 sur une mer, en compagnie d'un camarade, j'ai marché
vers la mort.
En 1952, le cœur fêlé, j'ai attendu la mort quatre mois allongé
sur le dos.
J'ai été fou de jalousie des femmes que j'ai aimées.
Je n'ai même pas envié Charlot pour un iota.
J'ai trompé mes femmes
Mais je n'ai jamais médit derrière le dos de mes amis.
J'ai bu sans devenir ivrogne,
Par bonheur, j'ai toujours gagné mon pain à la sueur de mon front.
Si j'ai menti c'est qu'il m'est arrivé d'avoir honte pour autrui,
J'ai menti pour ne pas peiner un autre,
Mais j'ai aussi menti sans raison.
J'ai pris le train, l'avion, l'automobile,
La plupart des gens ne peuvent les prendre.
Je suis allé à l'opéra
la plupart des gens ne peuvent y aller et en ignorent même le nom,
Mais là où vont la plupart des gens, je n'y suis pas allé depuis 1921 :
à la mosquée, à l'église, à la synagogue, au temple,
chez le sorcier,
mais j'ai lu quelquefois dans le marc de café.
On m'imprime dans trente ou quarante langues
Mais en Turquie je suis interdit dans ma propre langue.
Je n'ai pas eu de cancer jusqu'à présent,
On n'est pas obligé de l'avoir
je ne serai pas Premier ministre, etc.
et je n'ai aucun penchant pour ce genre d'occupation.
Je n'ai pas fait la guerre,
Je ne suis pas descendu la nuit dans les abris,
Je n'étais pas sur les routes d'exode,
sous les avions volant en rase-mottes,
mais à l'approche de la soixantaine je suis tombé amoureux.
En bref, camarade,
aujourd'hui à Berlin, crevant de nostalgie comme un chien,
Je ne puis dire que j'ai vécu comme un homme
mais le temps qu'il me reste à vivre,
et ce qui pourra m'arriver
qui le sait ?
http://nazimcim.blogspot.com/
vendredi 28 mars 2008
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