Le regard
par Jean Richepin
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Devant cette porte close, l'aliéniste avait passé d'un pas plus rapide, et en détournant la tête d'un air distrait comme s'il pensait fortement à autre chose. Mais je ne m'y étais pas trompé : à la brusque décision de son mouvement, j'avais compris qu'il ne voulait pas me parler de celui-là. Aussi lui dis-je :
- Et celui-là, il n'est donc pas intéressant ?
Il me répondit, embarrassé :
- Non, pas très. Un cas banal ! Délire des grandeurs. Paralysie générale à la seconde période. Rien de particulièrement curieux !
Son embarras suait le mensonge. Je n'en mis que plus d'insistance à manifester mon vif désir de voir ce fou.
- Soit ! fit alors l'aliéniste. Mais contentez-vous de le voir seulement, sans entrer dans sa chambre. Il a, en effet, des accès de vésanie furieuse et soudaine pendant lesquels il est dangereux.
Et, avec le moins de bruit possible, il ouvrit le judas percé dans la porte.
L'homme était debout, immobile, les bras ouverts, les doigts écartés, dans une pose d'extase. Je le voyais de dos seulement ; mais, à la rigidité de tout son corps, je devinais cette extase, et j'imaginais ses yeux en contemplation fixe devant un point où l'attention de son être entier se concentrait. C'était le point le plus noir du coin le plus obscur de la chambre. Et, pourtant, ma contemplation fixe s'y étant attachée aussi, ce point noir me parut bientôt vaguement lumineux, comme si le regard du fou s'y reflétait. J'en fis, tout bas, l'observation à l'aliéniste.
Ma voix, quoique chuchotante, avait réveillé l'extatique de son extase. Il se tourna vers nous. Il avait une belle tête, douce et noble, un front haut de penseur, une bouche sinueuse d'homme éloquent, des yeux ardents de poète. Il ne semblait pas du tout exalté par la démence, mais caressé par le rêve. Il attirait l'amitié.
C'est avec tristesse, et non avec colère, qu'il murmura, en regardant l'aliéniste :
- Quand me rendrez-vous ce que vous m'avez pris, voleur ?
D'un coup sec et irrité, l'aliéniste referma le judas. Puis il m'entraîna dans le couloir, en disant, sur un ton dégagé :
- Le délire de la persécution est toujours concomitant au délire des grandeurs. Un cas banal, je vous le répète ! Paralysie générale à la seconde période !
- C'est drôle, répliquai-je, il m'intéresse, moi, ce cas banal. Est-ce à cause du visage de l'homme, qui m'est extrêmement sympathique ? Sans doute ! Mais j'aimerais à connaître l'histoire de ce fou. Pourquoi ne voulez-vous pas me la dire ? Pourquoi ?
- Oh ! fit l'aliéniste, si vous y tenez à ce point, je vous la dirai. Je n'ai aucune raison de ne pas vous la dire.
Il mentait encore. Je sentais fort bien qu'il cédait à la méfiance presque menaçante de ma demande et qu'il lui était très désagréable, en somme, d'y céder. Aussi est-ce d'une façon maussade qu'il me conta l'histoire, debout dans son bureau, sans même m'avoir invité à m'asseoir pour l'entendre. Il avait, visiblement, grande hâte de s'en débarrasser.
Telle qu'il me l'a dit, cependant, cette histoire ne laissa pas de me paraître passionnante. La démence de l'homme, en effet, s'était manifestée par l'emprise d'un regard. Un jour, chez un marchand d'antiquailles, l'homme avait acheté un portrait du siècle dernier, portrait d'un capitaine marin, et sa folie était née du regard de ce portrait. Dans les yeux d'où émanait ce regard, les lignes formées par les circonférences concentriques de la prunelle et de la pupille, par les bâtonnets des lumières et des ombres, par les courbes elliptiques de la sclérotique, ces lignes constituaient un dessin de géométrie tout à fait spécial, paraît-il, et dont le fou prétendait pouvoir tirer la détermination exacte d'un point...
Ici, malgré son désir d'être sec, l'aliéniste ne put s'empêcher de donner cours à une sorte d'émotion qui lui faisait la voix tremblante et le geste fébrile.
- Ce point, dit-il, serait l'emplacement, situé au Brésil, d'une ancienne cité, tout en or, aujourd'hui souterraine.
Il ajouta, en reprenant son calme :
- Vous voyez que cette idée est une des idées fréquentes dans le délire des grandeurs. Une cité tout en or, c'est absurde !
- Alors, dis-je, c'est cela, cette cité tout en or, qu'il vous reproche de lui voler ?
- C'est surtout le regard, répliqua vivement l'aliéniste.
- Je ne comprends pas, fis-je.
Il avait répliqué plus vite qu'il n'aurait voulu. Il fut obligé de m'expliquer ce qu'il avait laissé échapper ainsi.
- Eh ! oui, continua-t-il, le regard du portrait, le regard de ces yeux au si étrange dessin géométrique, ce regard qui est, à lui seul, un révélateur, en quelque sorte ; car il est d'un jaune verdâtre où il semble que vive l'âme même de l'or.
De nouveau la voix de l'aliéniste tremblait, et ses mains avaient des frissons. Dans ses yeux, à lui, aussi, passait cette âme de l'or. La lueur qui en jaillissait à ce moment me rappelait, je ne sais pourquoi, celle que j'avais vue, tout à l'heure, sur le point noir où semblait se refléter le regard du fou.
- Mais, demandai-je, comment lui avez-vous donc volé ce regard ?
D'une voix forte et méchante, il me répondit :
- En lacérant le portrait.
- Vous avez peut-être eu tort, dis-je. Si les yeux de ce portrait avaient une telle intensité de regard, si l'âme même de l'or, selon votre expression, vivait dans ce regard, un portrait pareil était une espèce de chef-d'oeuvre, et, en le lacérant, vous avez commis un véritable crime artistique.
Violemment, il s'écria :
- Le crime, c'était de laisser subsister ce portrait, ce regard, cet effroyable tentateur de regard. Car il y avait là, croyez-moi, dans ce regard, de quoi troubler non seulement un cerveau déjà faible d'homme voué à la paralysie générale, mais même une solide et saine raison. Je vous jure que, le dessin géométrique des yeux une fois constaté (et il était réel), l'emprise de ce regard devenait si forte...
Il cessa de parler. Il était tout pâle. On eût dit qu'il ne s'apercevait plus de ma présence, qu'il était ailleurs, qu'il voyait en imagination ce regard.
Brusquement, une aigre et précipitée sonnerie de timbre électrique le réveilla. En même temps, un gardien accourait le chercher, pour un pensionnaire en proie à une crise. Sans prendre le temps de me congédier, encore à demi en hypnose, l'aliéniste sortit, me laissant seul dans son bureau, dont la porte, d'ailleurs, resta ouverte.
J'étais dans une agitation intérieure qui me faisait mal.
Je me sentais comme attiré vers un tas de paperasses qu'un presse-papiers écrasait sur la table. Ce presse-papiers, bronze figurant un monstre chinois, semblait me défier de délivrer ces paperasses. Je le bousculai. J'éparpillai les feuilles qu'il tenait captives. J'y jetai les yeux, furtivement.
Elles étaient couvertes de dessins géométriques, d'équations, de calculs. J'y reconnus l'écriture de l'aliéniste.
Je continuai d'éparpiller les feuilles. Je les dispersai fiévreusement dans la chambre. Quelque chose, qui était sûrement enfoui sous le tas, me forçait à faire cela. J'arrivai enfin à ce quelque chose.
Je crus m'évanouir. Devant moi, un fragment de peinture, coupé avec des ciseaux dans une toile, me montrait une paire d'yeux, les yeux du portrait que l'aliéniste disait avoir lacéré, les yeux dardant le fameux regard, et ce regard, où vivait, en effet, l'âme même de l'or.
Certes, il avait volé le fou, il lui avait volé ce regard, dans la contemplation duquel il était, lui aussi, l'aliéniste, en train d'abîmer sa raison.
Oh ! ce regard, ce regard, ce regard !
Et je me suis sauvé, dans un ouragan d'épouvante, devant ce regard, que j'ai vu seulement, moi, le temps d'un éclair, pas davantage, et auquel, cependant, je ne puis jamais songer sans me dire :
- Qui sait si le fou était fou ?
RICHEPIN, Jean : Le regard (Le Journal, 18 juillet 1900)