Pourquoi je suis retenue en Iran depuis huit mois
Par
Mehrnoushe Solouki (Journaliste) :
A défaut du documentaire que je voudrais déjà avoir pu terminer et rendre public et bien que le gouvernement iranien m’interdise toujours, après huit mois, de quitter le pays, qu'il ait confisqué tous mes documents et que je sois toujours sous le coup d’un possible procès, j’ai écrit ce texte dans l’espoir de faire quelque chose pour les proches des milliers de victimes de cette tragédie qui souffrent depuis dix-neuf ans.
Je suis arrivée en Iran à la fin de l’automne 2006, munie de lettres de recommandation d’une université québécoise et d’une université française pour tourner un court métrage documentaire de quarante minutes sur les événements tragiques qui se sont déroulés en Iran en août 1988.
En décembre, j’ai commencé le repérage des lieux de tournage. Le premier endroit où je suis allée tourner avec mon équipe fut le cimetière des minorités religieuses, à Khavarn, une vieille banlieue de Téhéran. Quel spectacle émouvant! J’ai vu des chrétiens rendre visite à leurs morts, inhumés dans des tombes qui ressemblent à de grandes œuvres architecturales, des lieux de sépulture qui illustrent bien leur amour pour l’art. J’ai vu aussi la triste beauté des nécropoles juives et des bahaïs, qui témoignent du respect que les Iraniens portent à leurs morts. Quelque part dans ce pays, on accorde plus de respect aux morts qu’aux vivants. Mais pas à tous…
A la lisière de ces cimetières, il y a un lieu qui n’a rien de spectaculaire. C’est un espace vide, couvert de pierres cassées, écrasées et pulvérisées comme la vie des hommes et des femmes qui y gisent, enterrés en cachette, sans nom et sans pierre tombale pour les rappeler au souvenir de ceux qui les ont aimés. C’est un lieu hanté par les âmes des morts, un endroit hanté par la peur des vivants, une zone de non-droit, car même les fossoyeurs des cimetières des minorités n’osent pas en parler. Pourquoi? "Des maudits, des mécréants, voila ce qu’ils étaient." Ils se contentent d’ajouter: "Là-bas, c’est Lanat Abad!…"
Le fil des événements :
Juillet 1988: la guerre Iran-Irak s’achève avec la Résolution 995 des Nations unies. Le pouvoir iranien n’a pu qu’accepter le cessez-le-feu et l’a perçu comme un échec -n'ayant pu concrétiser la promesse de victoire qui motivait ses combattants pendant les huit années de guerre.
Une armée d’opposants, l’Organisation des moudjahiddines du peuple iranien (
OMPI), basée en Irak sous le nom d'Armée de Libération, s’était regroupée à la frontière irako-iranienne avec l’appui de Bagdad afin de se lancer à la conquête de Téhéran. Ils lancèrent l'opération Eternel crépuscule, qui avait pour objectif d'infiltrer le territoire iranien en prenant des villages frontaliers. L'armée des pasdarans -les
Gardiens de la Révolution– bombarda leurs positions avec l'appui de l'armée de l'air. Le projet des moudjahiddines échoua, ils n’avaient pu atteindre leur objectif. Lors de cet affrontement, nommé Opération de Mersad, des centaines de femmes militaires trouvèrent la mort, brûlées vives.
Le gouvernement iranien, craignant la débandade, décida d’en découdre avec ses opposants de l'intérieur. Persuadés que les prisonniers d'Evin allaient comploter avec cette armée vaincue, le ministre de l’Information de l’époque obtint le décret (la fatwa) du leader de la Révolution islamique, l’Ayatollah Khomeiny, afin d’exécuter des milliers de prisonniers politiques, y compris certains qui devaient être relâchés sous peu.
Lors de leurs procès, ces prisonniers d’opinion, ignorant le sort qui leur était réservé, n’avaient qu’une minute pour répondre à trois questions concernant leurs convictions idéologiques. Le procès devait aboutir à l’incarcération où à la peine de mort, selon les réponses données.
Selon les témoignages des familles des victimes, ces exécutions massives ont dû se dérouler entre le 22 et le 28 août 1988. En effet, au cours des mois de juillet et août, toutes les visites comme tous les contacts téléphoniques des prisonniers avec leur famille avaient été coupés. La fin du mois d’août signa la fin de l’attente des familles. L'Office des prisons leur téléphona pour leur demander de venir chercher les effets personnels des prisonniers. Après leur exécution, on les enterra dans des fosses communes. Il est impossible de dire exactement combien de prisonniers ont été exécutés. Les familles des victimes parlent de plus de 10000. Selon des journalistes iraniens, le nombre serait de "4000 à 6000", essentiellement de jeunes hommes et femmes, étudiants ou diplômés.
Dans l'un des entretiens que nous avons filmés, une mère raconte qu'après avoir reçu l'appel de l'Office des prisons pour lui annoncer l'exécution de son fils, qui était ingénieur, elle s’est rendue à la prison d’Evin pour se faire dire que le cadavre avait été jeté à Lanat Abad. L'accès à ce lieu étant interdit aux familles, elle s'y est rendue vers minuit avec son frère et a payé le gardien du cimetière qui les a laissés entrer. Elle ne pouvait pas creuser tout le terrain pour trouver le corps de son fils, puisque des milliers d’autres y avaient été jetés. S’éclairant d’une bougie, elle cherchait partout un signe quelconque de la présence du corps de son fils. Puis, tout à coup, un miracle s’est produit! Elle a trouvé un petit morceau de tissu du pantalon de son fils et a pu creuser la terre à cet endroit…
La zone où sont ces fosses communes, que les habitants de Téhéran appelaient autrefois Lanat Abad ou "Terre maudite", n’est plus interdite et on peut aujourd’hui s’y rendre en passant par les cimetières des chrétiens arméniens, des juifs, des bahaïs et des zoroastriens.
"Briser les tabous de l'histoire" :
Au cours de mes recherches, j’ai buté sur un mur de silence. A l'exception de quelques familles de victimes, personne ne voulait parler de ces événements devant la caméra, y compris les militants des droits de la personne. Seules deux personnes ont accepté de répondre à mes questions –le président de l'Association des journalistes iraniens, Mashallah Shamsolvaezine, et un historien, le docteur Hashem Aghajari, de l'Université de Tarbiat-Modaresse– en me soulignant que quiconque essayait d’enquêter sur cette page de l’histoire de l’Iran risquait des poursuites judiciaires.
Pourtant, selon M. Shamsolvaezine, "il faut briser les tabous de l’histoire et être témoin de la vérité, pas pour se venger, mais pour pardonner aux responsables de ces atrocités car une Nation grandit en reconnaissant les erreurs du passé". Il ajoute que "ces prisonniers ont été torturés et exécutés pour deux raisons: l’une politique, l’autre idéologique".
Par ailleurs, le professeur Aghajari explique l’acharnement des autorités iraniennes contre ceux qui tentent de jeter un peu de lumière sur ces événements par le fait que plusieurs des responsables de ces exécutions de masse sont toujours au pouvoir, y compris l’ancien ministre des Renseignements, Rey Shahry, présentement recteur du sanctuaire de Shahzadeh Abdolazim et porte-parole du Guide suprême au bureau du pèlerinage et guide des pèlerins iraniens à la Mecque. Pour Aghajari, ces exécutions restent un crime contre l’humanité commis par les autorités judiciaires agissant sous l’ordre du ministère de l’Intérieur qui exécutait une fatwa du leader de la Révolution.
J'ai demandé à deux intellectuels réformateurs pourquoi ils ne voulaient pas en parler. "Par fidélité à l’imam Khomeiny", m’ont-ils répondu. Une fidélité qui, pour eux, va de soi. Visiblement mal à l’aise, ils m’ont aussi dit regretter ces événements d’une autre époque qui troublaient leur conscience et préférer se taire.
Vague terroriste de 1982-1983 :
Les causes des événements d'août 1988 remontent à la vague d’attentats terroristes des années 1982 et 1983 commandités par l’Organisation des moudjahiddines du peuple, alors basée dans une banlieue parisienne, à Auvers-sur-Oise. Des personnalités du gouvernement, y compris un Premier ministre, 72 députés, des imams de province ainsi que de simples partisans de l’Etat islamique avaient été assassinés lors de ces attentats terroristes.
Pour éviter tout manichéisme et toute partialité, j’ai montré dans mon film le contexte et la dynamique de la violence et de la contre-violence qu’avaient déclenchées les actes terroristes des Moudjahiddines du peuple.
Lors d’interrogatoires à la prison d'Evin ou lorsque j’ai posé des questions aux officiers du Service de renseignements qui eux-même m’interrogeaient, ceux-ci m’ont dit qu’ils s’acharnent contre ceux qui veulent parler des événements en question à cause de la conjoncture politique. Ils ne souhaitent pas que la question finisse devant une commission des Nations unies ou devant des instances de la justice internationale, car l’Iran et certains de ses dirigeants subissent déjà des sanctions et de fortes pressions internationales à cause du programme nucléaire iranien.
Mais si, pour le Dr Aghajari, "la tragédie d'août 1988 n’est pas une affaire ancienne et qu’elle est toujours d’actualité" pour mes geôliers, les victimes restent des "traîtres à la Nation, des séditieux qui ont tenté de se révolter en prison, de briser les portes de la prison pour rejoindre ceux qui avaient trahi leur peuple en attaquant leur pays avec le soutien de Saddam Hussein".
Ma démarche de cinéaste :
Je ne suis pas une militante, mais une cinéaste indépendante qui n'accuse personne. Tout ce que j'ai fait, c’est d’utiliser une caméra pour tenter de briser la loi du silence qui étouffe la Nation iranienne. Je voulais que les familles des victimes et les responsables de ces crimes puissent finalement entamer un dialogue. En prenant Lanat Abad comme point de départ du récit, je voulais toucher à une thématique universelle, à savoir pourquoi des idéologies ont un tel impact sur les êtres humains.
Je crois que le cinéma a le droit de se demander pourquoi des hommes pensent qu’en supprimant une partie de la jeunesse d’une Nation, ils peuvent sauver celle-ci et sauver le monde. Je pense aussi que le cinéma a un devoir, celui de se demander quel type d’idéologie pousse des hommes –affectueux dans l’intimité de leur vie familiale et croyants dans un Dieu clément et miséricordieux – à supprimer des êtres humains sans défense?
( Rue89.fr)
Pétition :
http://www.ipetitions.com/petition/freesolouki/